Mon éducation

Je suis née Charlotte Elisabeth Germaine Saisset-Schneider le 17 novembre 1882 à Amiens, issue d'une famille d'industriels et de militaires. Mon père, officier de carrière, contraint la famille à de fréquents déménagements. Finalement, je suis confiée à ma grand-mère qui réside à Paris. Je suis des cours de danse, de chant et de musique, je suis éprise de toute forme d’expression artistique. Je me forme également à la photographie. J'ai dix ans lorsque j'achète mon premier appareil.

Mes premiers pas dans la vie professionnelle

Je me passionne très tôt pour le journalisme et collabore à La Fronde, journal féministe fondé par Marguerite Durand. De 1909 à 1913, je travaille comme journaliste à La Française où je défend le droit de vote des femmes et écris des critiques de théâtre. J'interviewe des femmes célèbres, et m’intéresse de plus en plus au cinéma : « Le cinéma me plaisait infiniment. Je suivais avec un intérêt passionnée son évolution. Il me semblait que s’il m’était donné de pouvoir étudier et appliquer les moyens dont disposait cet art tout neuf, j’arriverais à extérioriser mon idéal artistique ».

Je fréquente les vedettes de l’écran du moment, dont l'actrice Stasia Napierkowska que j'accompagne à Rome sur un tournage en 1914. A mon retour, je n'ai qu'un objectif : m'essayer à la mise en scène.

En 1915, je crée ma propre compagnie de production DH Films avec la collaboration de mon amie et future scénariste de mes films la poétesse et romancière Irène Hillel-Erlanger.

Mes premiers films

Je tourne mon premier film en 1915 : Les soeurs ennemies, mélodrame historique, tout de suite remarqué pour sa sensibilité intimiste et pour la qualité de ses images. J'y révèle aussi à l'écran la grande comédienne de théâtre Suzanne Desprès.

Dans la foulée, je réalise plusieurs longs métrages : Géo le mystérieux, Vénus Victrix, tout aussi bien accueillis, et dont le célèbre écrivain et critique cinématographique Louis Delluc dira : “J'avouerai à Abel Gance, un de ces jours, qu'elle le concurrence vivement dans ma sympathie et mon intérêt. Mme Dulac a un sens parfaitement juste de l'intimité, de l'harmonie intérieure, de la vérité profonde de la vie”. (Louis Delluc. Annales du cinéma français : 1895-1929, les voies du silence, 2012)

Je suis en train de tourner mon quatrième film Ames de fous, feuilleton en six épisodes, lorsque je fais la connaissance de Louis Delluc, fiancé de mon actrice Eve Francis. Appréciant mon style, il me propose de tourner La fête espagnole (1919) d'après un scénario qu'il a écrit.

Un cinéma d'avant-garde

Notre collaboration donne lieu à la première avant-garde du cinéma français, dont l’ambition est de faire du cinéma un art radicalement neuf, se détournant du théâtre et de la littérature. En réaction aux adaptations littéraires conventionnelles, comme Louis Delluc, Marcel L’Herbier, Jean Epstein, Abel Gance… j'imagine des scénarios spécialement écrits pour l'écran. Dans La fête espagnole, sujet banal de triangle amoureux, je pose mon style : "Lumière, pose d'appareil, importance du montage m'apparurent comme des éléments plus capitaux que le travail d'une scène uniquement jouée selon les lois dramatiques".

Le film est très bien accueilli par les critiques parisiens.
Dans Le film d'art, sous la direction de Jacques de Baroncelli, pour cette année 1919, une dizaine de films se détachent dont La fête espagnole.
La prestigieuse revue littéraire Le Mercure de France fait une place au cinéma avec une rubrique confiée à Léon Moussinac qui intitule sa première chronique “l'éveil du cinéma français” titre justifié à ses yeux par une dizaine de films. Parmi eux, La fête espagnole.

Je passe désormais pour une cinéaste d'avant-garde, à la recherche d'un "cinéma pur", jouant de flous, de surimpressions et de toutes sortes de procédés esthétiques, qui prennent désormais le pas sur le récit et le jeu des acteurs.

Représentante de ce qu’on appelle parfois le cinéma « impressionniste », je multiplie les déformations de l’image, les mouvements virtuoses de la caméra et les effets de montage pour légitimer le cinéma comme art à part entière. La cigarette (1919), La Mort du soleil (1921), La souriante madame Beudet (1923), Le Diable dans la ville (1924) reflètent ce style esthétisant et affirment mes conceptions "impressionnistes", à l'origine du cinéma expérimental.
La souriante madame Beudet est aussi considéré aujourd'hui comme le tout premier film féministe, et dont Jean Epstein a dit qu'il était une "manière de perfection cinégraphique".

Théoricienne du cinéma

Je suis aussi l’une des premières cinéastes à penser cet art, à poser la question : qu'est-ce que le cinéma ? Et à écrire de nombreux essais sur ce qu'il représente. Pour moi, le cinéma est l'art du mouvement : « Le cinéma est un art nouveau, une forme d’expression inédite, absolument étrangère aux formes d’expressions anciennes. Sa véritable esthétique, nous la trouvons hors la littérature, hors la musique, hors l’intellectualisme, dans le mouvement et sa cause ».

J'ai écrit de nombreuses phrases tentant de le définir, en voici quelques-unes :
“Le cinéma : un art de sensations. Une histoire conçue, non sur des données dramatiques, mais sur des données émotives. Bref : un art plus intérieur qu'extérieur”.
“Illusions ! Sur l'écran jouent des ombres et des lumières : des images se forment, se déforment, se succèdent, s'effacent...ombre, lumière, illusions ! C'est le cinéma”.
“Le cinéma : un art capable d'agrandir le domaine des sensations”.

J'imagine un « cinéma intégral », envisageant une mise en scène en rupture avec la narration pour « donner plus d'espace aux sensations et aux rêves ». Toute forme narrative, servant habituellement, notamment au théâtre, à générer l’émotion, est à bannir.
Le cinéma : « Une symphonie visuelle ».

Dans mes conférences, je m'adresse aussi au public : « Il faudrait que le public nous tende la main et considère le cinéma non comme un passe-temps agréable, mais comme l’art qui apporte au domaine de la pensée une nouvelle formule d’expression. »

Le premier film surréaliste

En 1927, je réalise La Coquille et le Clergyman sur un scénario d’Antonin Artaud, représentant une réalité totalement fantasmée. Je me sers de mouvements de caméra spectaculaires et d'angles insolites pour exprimer les frustrations et les fantaisies sexuelles d'un jeune prêtre, et aborde de nouvelles techniques telles que les reflets, les découpages, les collages, les mouvements de surface…
J'ai vu dans la réalisation de ce film la possibilité de “créer l'émotion par l'image, et rien que par l'image, le lieu dramatique étant supprimé ou réduit à rien” et de réaliser la “symphonie visuelle” de mes rêves.

Le film, projeté en février 1928 au studio des Ursulines, provoqua un des plus beaux chahuts de l’époque. Dès les premières images apparaissant à l'écran, les surréalistes présents dans la salle se déchaînèrent, mené par André Breton, hurlant, sifflant, m'insultant. La projection fut arrêtée et ne put reprendre ce jour là. Les raisons de cette esclandre sont multiples : il était courant pour les surréalistes de faire scandale lors de projections ; Il y avait eu des tensions et divergences avec Antonin Artaud pendant la réalisation du film ; j'étais une femme.

Aujourd'hui, La Coquille et le Clergyman est considéré comme le premier film surréaliste de l'histoire du cinéma, un an avant Un chien andalou de Buñuel.

La même année, j'adapte le poème de Baudelaire L’invitation au voyage (1927), où je mets en scène de façon abstraite une succession de rêveries autour d'une possible liaison adultère.

Je poursuis ma quête de « cinéma intégral » à travers des courts métrages expérimentaux où je mêle musique et images : Disque 957 (1928), inspiré des 5e et 6e Préludes de Frédéric Chopin ; Germination d'un haricot (1928), une « poésie scientifique » dans laquelle j'emploie les effets de ralenti et d'accéléré ; Étude cinégraphique sur une arabesque (1929), courtes pièces visuelles et musicales présentées comme des « symphonies visuelles » grâce à la synchronisation des images avec une bande son enregistrée sur disque.

Une autre carrière

Avec l’avènement du cinéma parlant, j'abandonne la fiction, considérant que le parlant entraîne encore davantage le cinéma vers la littérature. Je me tourne alors vers le documentaire et les films d’actualités, où l’image reste le centre de la cinématographie.
En 1931, je deviens rédactrice adjointe des actualités Gaumont avant de créer l’année suivante l’hebdomadaire France-Actualités.
Puis je deviens en 1935 la directrice adjointe des Actualités Gaumont, poste que j'occupe jusqu'à ma mort.
En parallèle, je collabore au Service Cinématographique de la Fédération de la Seine en tant que conseillère technique pour le journal hebdomadaire Actualités prolétariennes, ainsi qu'à la coopérative de films L'Équipe (1937-1939).

Mes activités syndicales

Tout au long de ma carrière, j'ai défendu l'art et l'industrie cinématographique.
En 1917, je participe à la constitution de la Société des auteurs de films, qui veut en définir le statut et les droits, et j'en deviens trésorière en 1919.
En avril 1921, j'assiste à la première réunion du Club des amis du septième art (CASA), et entre au bureau au côté d'Abel Gance.
Je suis co-fondatrice du Club français du cinéma, avec Louis Delluc et Léon Poirier (1922), qui fusionnera avec la CASA pour donner naissance au Ciné-club de France (1924).

Convaincue de la portée sociale du cinéma, je soutiens même l'idée de la création d'une cinémathèque : "je crois qu’une Bibliothèque du film s’impose, tant pour la documentation historique de l’avenir, que pour garder intacts la pensée et l’effort des premiers cinéastes. Le cinéma est un art qui naît évidemment qui n’a aucun contact avec les autres arts, et à qui l’on doit de garder à l’état documentaire toutes les étapes précédant l’épanouissement total. Je ne crois pas que le cinéma soit le seul livre de demain, le cinéma est autre, il a un ses personnel, une musique visuelle, plus qu’un document. Les musiciens ont leur bibliothèque. Les cinémas doivent avoir la leur."

Fin 1929, je fonde la Fédération française des ciné-clubs dont je suis la présidente.
En 1932, je suis également présidente de la section cinématographique du Conseil National, et en 1936, de l'International des femmes au sein de la Société des Nations.
Sous le front populaire, je dirige la section cinématographique de Mai 36 “mouvement populaire d'art et culture” qui a la volonté de favoriser la popularisation culturelle. Et je réalise le documentaire Le retour à la vie produit par l'Union des techniciens socialiste (SFIO), film qui dénonce l'épargne stérile en exposant ses répercussions dramatiques.
Ce docu-fiction sera mon dernier film.

J'ai mené jusqu’à la fin un dur combat artistique et intellectuel pour affranchir le cinéma des autres arts et dévoiler ainsi son essence et ses puissances expressives spécifiques et uniques. Visionnaire, j'ai toujours cherché à repousser les limites du récit et de l’esthétique, et je suis l’une des premières femmes cinéastes à envisager le cinéma comme un art visuel. J'ai ainsi livré une première définition du septième art : « Entre le cinéma-industrie et le cinéma-avant-garde se place le cinéma sans qualificatif. Le seul qui vaille puisqu’il représente la plénitude ».

Je meurs prématurément en 1942, âgée de 59 ans, et tombe dans l'oubli. J'ai pourtant marqué l’histoire du cinéma par mes films modernes, inventifs et d’avant-garde, mais malgré la reconnaissance que j'ai eu de mon vivant, comme de nombreuses femmes artistes, l'histoire n'a pas retenu mon nom. Il faut attendre les mouvements féministes des années 1970, la résurgence du cinéma expérimental et les recherches menées sur la période du muet à l'approche de la commémoration du centenaire du cinéma (1995) pour rendre justice à mon œuvre.

Mes œuvres

1916
Les sœurs ennemies (court métrage, réalisation)
Géo, le mystérieux ou La vraie richesse (réalisation, production)

1917
Venus Victrix ou Dans l'ouragan de la vie (court métrage, réalisation, production)

1918
La jeune fille la plus méritante de France (scénario, réalisation, production)
Âmes de fous (film à épisodes, scénario, réalisation, production)
Le bonheur des autres (court métrage, scénario, réalisation, production)

1919
La cigarette (co-scénario, réalisation, 56 mn)
La fête espagnole (réalisation, 67 mn)

1920
Malencontre (adaptation du roman de Guy Chantepleure, réalisation, production)
La belle dame sans merci (adaptation d'après une idée d'Irène Hillel-Erlanger, réalisation, production, 80mn)

1922
La mort du soleil ou Le fléau (réalisation, 96 mn)

1923
La porteuse de pain (film en 4 épisodes, adaptation d'après le roman de Xavier de Montépin, réalisation)
La souriante Madame Beudet (scénario, réalisation, 38 mn)
Gosette (film à épisodes, scénario d’après une œuvre de Charles Vayre, réalisation)

1924
Le diable dans la ville (réalisation, 80 mn)

1925
Âme d'artiste ou Rêve et réalité (co-adaptation d'après le roman de Christian Molbech, réalisation, 100mn)
Le réveil (court-métrage, réalisation)

1926
La folie des vaillants (adaptation d'après le Chant du faucon de Maxime Gorki, réalisation, 45mn
Antoinette Sabrier (adaptation d'après la pièce homonyme de Romain Coolus, réalisation, 80 mn)

1927
L'invitation au voyage (d'après L'Invitation au voyage de Charles Baudelaire, réalisation, production)
La coquille et le Clergyman (d'après un scénario d'Antonin Artaud, réalisation, production, 40mn)

1928
Mon Paris (un film d'Albert Guyot, supervision de la réalisation)
La Princesse Mandane (adaptation d'après une nouvelle de Pierre Benoit, réalisation)
Thèmes et variations (réalisation, 8mn)
Disque 957 («En écoutant les 5e et 6e Préludes de Frédéric Chopin», Réalisation, 6mn )
Arabesques. Étude cinégraphique sur une arabesque (court métrage, réalisation, 7mn)
La germination d'un haricot (poésie scientifique, réalisation)

1930
Autrefois, aujourd'hui (réalisation, 7mn)
Celles qui s'en font (illustrant deux chansons de Fréhel, réalisation, 6mn)
Ceux qui ne s'en font pas (réalisation, 6mn)
Danses espagnoles (7 mn)
Un peu de rêve sur le faubourg (réalisation, 11mn)

1932
Le picador (un film de Jaquelux, supervision de la réalisation, 91 mn)

1934
Je n'ai plus rien (avec Fréhel, réalisation)
Le cinéma au service de l'Histoire (montage d’actualités qui couvre la période 1905-1935)

1936
Le retour à la vie (co-scénario, co-réalisation)